C’est la fin d’après-midi, un jour d’octobre. Il fait encore doux et des centaines de personnes dansent sur le même rythme lancinant devant une montagne d’enceintes érigée en totem au milieu de la cour, devant la salle de concert. Les corps s’agitent agrégés les uns aux autres et forment une vague qui se récupercute comme une onde de choc dans toutes les Tanneries. Dans l’espace d’activité, on se prépare à accueillir un autre genre de vague : l’invasion zapatiste est en marche et elle vient nous submerger pour quelques jours. Dans l’Etat du Chiapas, au sud du Mexique, les Zapatistes, un peuple indigène rebelle, ont formé une armée de libération nationale, l’EZLN, pour reprendre des terres à l’Etat mexicain et former un gouvernement autonome. Depuis 30 ans, malgré les menaces permanentes de l’Etat mexicain, iels construisent ensemble l’autonomie politique et matérielle sur ces territoires occupés. Il y a un an les insurgé·es Zapatistes, ont lancé leur grand projet d’invasion de l’Europe qu’iels ont appelé le Voyage pour la Vie. L’idée ? Aller à la rencontre des luttes de tous les territoires et se parler à coeur ouvert. 180 délégué·es zapatistes débarquent donc aux Tanneries pour trois jours de coordination interne.
Il a fallu pousser des murs et déplacer des montagnes pour imaginer faire dormir et manger tout ce monde, transformer la salle de concert en sleeping géant, contenir les innondations suite aux centaines de douches prises dans l’activité, faire du café dans des marmites géantes nuit et jour et couper des légumes à en perdre la tête. Au moment où on a vu arriver le premier car de la délégation, nos coeurs étaient comme des bombes à retardement. Des centaines de Zapatistes défilent devant nous pour pénétrer dans l’enceinte du lieu, et chacun·e d’elleux nous saluent avec un sourire et un “Hola compañero.as”, “Bonjour Camarades”. Le lien est fait, nous sommes désormais camarades.
De confinements en couvre-feu, après un an et demi de repli sur soi, nous mettons de nouveau à l’épreuve notre sens de l’hospitalité. Nous reprenons un travail politique, celui de la rencontre, de la construction d’un réseau de solidarité internationale entre luttes d’ici et luttes d’ailleurs. Quand les copines internationalistes sont venues nous raconter, en novembre, comment les femmes du Rojava formaient des armées et des assemblées totalement autonomes des hommes, pour se donner de la puissance mais aussi pour apprendre aux hommes à faire les tâches qui incombent traditionnelement aux femmes, pour rendre visible le travail invisible, on s’est senti tout·es petit·es avec nos mardis en mixité choisie sans mecs cis. Pourtant, nos yeux scintillent et s’allument en nous le désir de continuer à construire la résistance féministe. Quand les camarades indien·nes nous transmettent ce que c’est que d’être gouverné·es par des fascistes, ça nous bouleverse et ça réveille en nous un sentiment d’urgence. On se dit que c’est important de se sentir ensemble face à la menace fasciste qui s’abat sur nous en ces temps électoraux. Les 300 millions (oui, millions) de paysan·nes qui se mettent en grève dans le nord de l’Inde pour résister la libéralisation du marché agricole, et les milliers d’entre elleux qui assiègent New-Delhi depuis un an, ça aussi, ça nous donne de l’espoir. Accueillir les luttes d’ailleurs aux Tanneries, rencontrer des camarades féministes, anti-capitalistes, anarchistes ou communistes de tous horizons, ça fait vibrer en nous le sentiment de communauté, ça renforce nos liens, ça nous pousse à l’auto-critique, ça force l’humilité, ça ouvre nos imaginaires, ça nous déplace, ça nous bouscule, ça nous bouleverse. Ça nous donne la force de continuer.
Comme le disent les zapatistes : La survie de l’humanité dépend de la destruction du capitalisme. Ce qui nous unit c’est la certitude que la lutte pour l’humanité est mondiale. De même que la destruction en cours ne reconnaît pas de frontières, de nationalités, de drapeaux, de langues, de cultures, de races, la lutte pour l’humanité est en tous lieux, tout le temps.
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